
Quand je songe à toute la pression que cette petite fille portait sur ses épaules, à seulement cinq ans, j'en ai encore les larmes aux yeux.
Le jour où tout bascula pour la petite Isobel, je roulais vers la fac, la radio à fond dans la voiture, et je hurlais sur une chanson de U2. Tout ne pouvait que bien aller. J'étais jeune, j'étais belle, et surtout, j'aimais cet homme comme une folle. Il me rendait si spéciale. Tous les quarts d'heure, la sonnerie de mon portable retentissait, et je savais que je lui manquais toujours plus. Mon corps était parfait, le sien aussi, nous nous emboîtions parfaitement. Tout allait à la perfection. Un petit monde parfait pour une folle et un fou.
La voix de Bono s'évanouit et les infos régionales balancèrent leur lot de drames pour la journée. Je changeai de chaîne en allumant mon joint et appuyai sur la pédale d'accélérateur. Un feu rouge m'obligea à freiner brutalement. Je croisai une voiture de flics et jetai mon mégot au sol. Il me sembla que la moquette était en train de brûler. Mais tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, et on s'en fichait du reste.
Je tapotai machinalement mon volant sur une chanson des Doors en attendant que le feu passe au vert, quand j'entendis parler d'elle. Son nom ne fut pas mentionné aux infos, mais je sus immédiatement qu'il s'agissait d'elle et pas d'une autre enfant.
"Une petite fille de cinq ans..."
Ainsi soit-il. Isobel avait disparu de la surface de la France. Je fis demi-tour en plein milieu d'un carrefour, sous les cris des vieilles peaux qui ne savaient pas se servir de leur gros véhicule. J'entrai sans frapper dans la maison de ma mère qui me lança un regard aussi atterré que le mien.
- On ne la reverra plus jamais... Je n'ai même pas eu le temps de lui dire au revoir.
A ces mots, maman s'effondra dans mes bras. J'appelai Dany en renfort qui resta toute la soirée à son chevet pendant que je m'obstinai à passer des coups de fils désespérés dans tous les sens. Isobel n'était plus parmi nous, et était sûrement totalement livrée à ses bourreaux.
Cette nuit-là, Dany et moi ne fîmes pas l'amour.
Dix, vingt, trente ans passèrent. Je n'avais pas oublié Isobel. Impuissante face au désespoir de la petite, j'avais tout de même fondé une famille avec Dany. Nos deux petits anges ne remplaçaient pas l'absence de la petite, mais suffisaient amplement à notre bonheur. Nous avions appris à nous reconstruire sans elle.
Un soir, Dany se décida enfin à nous accorder du temps en appelant une baby-sitter. L'envie nous prit de passer la nuit dans un bar pour adultes. Sous son regard électrisant, je montai sur le bar avec les danseuses et me remuai dans mon pantalon en jeans. Je remontai mon t-shirt au dessus de mon nombril et dansai comme une folle sur de la musique un peu country, un peu rock. Je ne connaissais pas le groupe qui se produisait mais me déchaînai comme sur tous les titres de mes bands préférés. Une grosse cicatrice fendait la moitié du bas de mon ventre. Dany ne cessait de me répéter qu'il trouvait ça incroyablement sexy. Il m'appelait sa petite guerrière.
Lors de l'attentat de St Michel, l'explosion avait envoyé un débris se planter sous ma peau, me laissant au sol, inconsciente. Comme beaucoup d'autres blessés, j'avais été amenée d'urgence à l'hôpital et avait été sauvée. Et était tombé amoureuse de mon chirurgien... Dany était l'auteur de mon avenir.
1995. Deux ans avant la disparition d'Isobel. Sa simple pensée me rendait triste à en crever, et pourtant je faisais partie de ces femmes qui s'accrochent au moindre espoir pour ne pas sombrer.
Je me tortillai dans tous les sens sur le bar et sautai les flammes provoquées par les danseuses qui avaient entamé une danse en ligne. Dans un élan gracieux je me lançai contre une barre verticale et fis mon show. Je savais pertinemment que Dany n'était pas le seul à regarder, et lui aussi. Mais nous nous aimions comme deux fous contre le monde, et rien ni personne ne nous menaçait.
Ma longue chevelure brune tournoyait autour de la barre et moi, je disparaissais sous un flot de lumières colorées. A cet instant, seulement, je ne pensai pas à Isobel.
Deux danseuses se joignirent à moi, bien plus dévêtues que moi. La chaleur et l'ambiance m'incitèrent à retirer mon t-shirt. Un tonnerre d'applaudissements retentit dans la salle comble. Je ne pu m'empêcher de rire.
Dany et moi finîmes simplement la soirée autour d'un verre, dans la cuisine, et il me prit sur le carrelage glacé de la cuisine. Comme d'habitude, je ne pouvais pas crier, car les enfants étaient là. Ainsi l'amour commençait à devenir une corvée.
Les mois passèrent et Dany perdit son poste. Moi, je tombai malade, à en mourir. Et toujours pas de nouvelles d'Isobel. Elle devait bien avoir une trentaine d'années, désormais...

La chimiothérapie me fit perdre ma sublime tignasse. Je me sentis alors affreuse. Dany resta à mes côtés et les enfants s'installèrent chez leurs grands-parents. Dany et moi recommençâmes à faire l'amour avec force et cris dans toutes les pièces de la maison, même dans la chambre des enfants. Je ne répondais plus au traitement, et j'allais disparaître, mais pas sous des projecteurs cette fois-ci. Je n'allais plus seulement devenir une ombre. J'allais être recouverte de terre, dans une boîte close.
Et toujours pas de nouveauté au sujet d'Isobel. Je dû me faire une raison.
Pourtant, je savais qu'il me restait quelques mois à vivre. Je confiai la maison et les enfants à Dany et m'évadai quelques semaines au Canada, au Québec, sur les traces d'Isobel. Je décrivis l'enfant qu'elle était à l'époque en montrant des photos à tout Montréal. J'entrai dans des centres commerciaux, dans des immeubles, dans des hôpitaux. J'essayai également les restaurants, les pharmacies, les cinémas. Personne ne se souvenait avoir croisé le chemin d'une telle petite. Abandonnant mes recherches, je me reposai quelques jours parmi une tribu indienne dans la région d'Ottawa. Un matin, aux aurores, le chef me prit à part. Il me fit entrer dans sa demeure, un grand tipi qu'il partageait avec son épouse et ses enfants. La famille dormait encore quand il posa ses mains sur moi. Je ne compris pas ce qu'il cherchait à faire. Il retira minutieusement mon bandana afin de ne pas arracher le peu de cheveux qu'il me restait et marmonna quelques phrases dans une langue que je ne connaissais pas. Il m'invita à boire un bouillon à ses côtés et, le jour de mon départ, me laça un collier de cordes et de plumes autour du cou. Je ne le retirai jamais.
Alors un miracle se produisit. Sans comprendre comment, ni pourquoi, j'étais guérie.
Pour fêter ça, Dany et les enfants se cotisèrent pour m'offrir une sublime perruque, l'une de celle qui vous donne l'air d'avoir quinze ans de moins. Nous nous rendîmes au restaurant en famille et de nouveau, Dany appela la baby-sitter. Nous retournâmes dans notre bar favori.
Je n'y reconnus aucune tête. Autant les serveurs et les danseuses que les clients avaient changé. Peut-être avais-je également changé. Ou peut-être étais-je juste partie trop longtemps pour m'apercevoir que les gens se lassaient de ces choses-là.
Je ne montai pas sur le bar, cette nuit là. Sûrement par peur que ma perruque s'envole. Nous nous installâmes dans une alcôve avec Dany, et il commença à me retirer mes vêtements. L'une des danseuses nous rejoignit. C'était la plus jeune d'entre elles. Elle n'y était pas, lors de notre dernière sortie. Mon compagnon et moi nous fîmes une joie de la déshabiller et de la baiser - c'était le terme le plus adéquat, l'amour n'étant réservé qu'à nos ébats personnels. Bien que de service, elle lança son tablier sur le bar et nous accompagna à la maison. Trop ivres pour revenir sur nos principes, nous lui fîmes une place dans le lit, entre nous deux.
Je fus la première à me lever, au matin, trop vaseuse pour remarquer la présence de cette fille, et trop mal à l'aise pour savoir que quelque chose clochait. Le visage de la pute que nous nous étions envoyée ne m'était pas inconnu... Aurais-je eu une relation avec Isobel en personne ?
Non, c'était impossible. Elle avait disparu depuis bien trop longtemps. Pourtant, c'était son portrait tout craché. Je demandai à la fille de quitter l'appartement après lui avoir fait un chèque et lui avoir demandé son prénom. Barbi, m'avait-elle répondu. Trop cliché pour être son vrai prénom. C'était sûrement le pseudo qu'elle devait donner à ses clients.
J'eu envie de frapper Dany pour le sortir de son coma. Le salopard, il s'était bien éclaté la veille. Plus je le regardai, et plus il m'inspirait de la pitié. Je n'arrivais décidément jamais à lui en vouloir pour quoi que ce soit. Cependant, une réunion de famille s'imposait. Je le remuai avec force pour le réveiller et lui demandai, lui qui était si doué pour tracer des arbres généalogiques, de regrouper le plus de nos parents dans les semaines à venir. Il rechigna, me dit qu'il ne pouvait s'agir ni d'Isobel ni de sa mère, qu'elles devaient être mortes toutes les deux. J'insistai lourdement. Il capitula.
Je ne pu m'empêcher de retourner au bar et de demander Barbi. On me l'amena immédiatement. Elle ne me remis pas tout de suite. Mais moi, moi, je la regardai avec une infinie tendresse. Quand elle me reconnut, elle m'adressa un sourire plein de dents d'un blanc éclatant.
- Alors, ton mari ? Qu'est-ce qu'il en a pensé ?
- Ecoute Barbi, voici ma carte. Je m'appelle Béatrice Marchal. Mon nom te dit-il quelque chose ?
La jeune femme fit mine de réfléchir, mais rien ne lui vint à l'esprit.
- Non, je suis désolée répondit-elle. Je devrais te connaître ?
- Moi, je me demande quel est ton vrai prénom.
- Je te l'ai dit. Je m'appelle Barbi. Barbi Lacroix.
Elle fronça les sourcils et tourna les talons pour retourner à son service. Je n'insistai pas plus, n'ayant en aucun cas connaissance d'un quelconque Lacroix dans les parages. Je demandai à Dany s'il en connaissait, il me répondit que non.
Lui et moi ne nous disions désormais plus beaucoup de choses. Le sort d'Isobel m'obsédait et cette Barbi ne me sortait plus de la tête. Qui pouvait-elle bien être, hormis Isobel elle-même ?
Je ne fus certainement pas la seule à me poser des questions, car je reçu un appel masqué. Je le pris, me doutant de l'identité de mon interlocuteur.

Nous nous assîmes à la terrasse d'un café. Hors service, Barbi était tout autre. Elle arborait un look néo-punk avec des piercings de partout sur le visage et les oreilles. La nuit passée avec elle, je n'avais pas aperçu tous ces trous. Peut-être n'avais-je juste pas voulu les voir. J'avais une sainte horreur des aiguilles.
Elle fit glisser la photo d'un portrait vers moi. J'en renversai mon café.
- Tu la connais ? Me demanda-t-elle, une lueur d'espoir dans le regard.
- Si je la connais ? C'est ton parfait sosie. Est-ce ta mère ?
- Je crois que oui. Elle m'a toujours été représentée par cette photo. Elle s'appelait Isobel Dumas, à ce qu'on m'a dit.
Mes yeux se remplirent de larmes et je pris sur moi pour ne pas me jeter sur cette jeune femme et la prendre dans mes bras. Elle avait tout d'Isobel en elle et je voulais la sentir, la serrer, encore et encore, afin de ne plus me défaire de son essence.
- Mais alors... Où est-elle désormais ?
- J'espérais que tu le saurais.
Je lu ce qui semblait être une infinie déception dans son regard. Alors Isobel restait introuvable de tous.
Isobel avait désormais une enfant. De vingt ans, tout au plus.
Et moi, moi j'étais excessivement vieille.
Alors je cessai de rechercher Isobel, et laissai la main à Barbi.
E N D ★ ★ ★